L'@ide-Mémoire

ENCYCLOPÉDIE DU CINÉMA FRANÇAIS

Jean Marais

 

Retour
L'@ide-Mémoire
Dictionnaire des comédien(ne)s
 

 

Jean Alfred Villain-Marais voit le jour à Cherbourg (Manche) le 12 décembre 1913. Père absent, mère mi- envahissante, mi-absente que sa propension à la kleptomanie envoie fréquemment derrière les barreaux, il connaît une adolescence chaotique, ponctuée par de multiples renvois des établissements scolaires dans lesquels sa famille maternelle tente en vain de lui faire mener une scolarité normale. En définitive, il décide très jeune de quitter les bancs de l’école pour gagner sa vie et celle des siens. Un temps retoucheur-photographe, il s’inscrit aux cours de Charles Dullin parce que ce dernier dispense gratuitement son enseignement aux plus démunis de ses élèves. À vingt ans, il fait, à son corps défendant, la conquête de Marcel L’Herbier, et le cinéaste lui fait tourner un bout d’essai – guère concluant – avec Ève Francis : ces bandes, projetées lors de l’édition 1992 du festival CinéMémoire ont révélé sans indulgence un gros poupon boudeur, parvenant mal à réfréner des gestes trop saccadés pour être cinégéniques, et de surcroît doté d’une voix de fausset. Tout reste à faire. Marais le sait et agit en conséquence : faute d’avoir pu décrocher le rôle convoité dans Étienne, le jeune homme que l’on découvre quelques mois plus tard, dans L’Aventurier (Marcel L’Herbier, 1934) n’est certes pas encore devenu un véritable acteur, mais son visage s’est affiné, sa voix et son regard ont commencé à se poser, ses gestes à se faire moins véhéments. À la faveur d’une demi-douzaine de (tout) petits rôles, le jeune comédien continue quelque temps à jouer les belles plantes de L’Herbier, mais son destin est ailleurs. Remarqué lors d’une lecture par Jean Cocteau, il devient au milieu des années 30 à la fois son ami, son amant et son interprète de prédilection. Évincé par Jouvet au profit de Jean-Pierre Aumont lors de la création de La Machine infernale (1934), Les Chevaliers de la Table Ronde (1937), puis Les Parents terribles (1938) lui apportent à quelques mois d’intervalle une double revanche sur un métier qui, tout en lui concédant une plastique indéniable, ne croyait jusqu’alors pas beaucoup en lui. Ce n’est pourtant qu’aux premières heures de l’Occupation qu’il décroche ses véritables premiers rôles au cinéma. Vedette à vingt-neuf ans (Carmen, Christian-Jaque, 1942 ; Le Lit à colonnes, Roland Tual, id.), star et arbitre des élégances à trente (L’Éternel Retour, Jean Delannoy, 1943), il intègre dans la foulée le Théâtre-Français, y signe – costumes inclus – une mise en scène (controversée) d’Andromaque et, après avoir publiquement gratifié (au sens propre du terme) l’odieux critique Alain Laubreaux d’une volée de bois vert, achève ses riches années d’Occupation en intégrant la Deuxième Division blindée. Pas encore tout à fait démobilisé, il entreprend en 1945 le tournage de La Belle et la Bête sous la direction de son Pygmalion et ami : pour son premier long métrage en tant que réalisateur, Cocteau lui offre le double rôle dont il rêvait depuis plus de dix ans : un être physiquement laid mais " beau de l’intérieur " (la Bête), un être plastiquement irréprochable mais moralement repoussant (Avenant). On connaît par le menu les avanies subies par les principaux membres de l’équipe tout au long du tournage : maladies de peau de Jeannot, en tous points allergique au maquillage, impétigo développé par Cocteau, amoureux de son compagnon jusqu’à en somatiser les maux endurés par ce dernier, chute de cheval essuyée par Mila Parely, amie fidèle du couple s’il en fût et de Marais (qui l’adorait) jusqu’à la fin de sa vie… Rien n’y fait, pourtant, et la sortie du film apporte à son principal interprète une consécration, tant critique que publique, rien moins que méritée. Avant de mettre, d’un commun accord, un terme à leur histoire d’amour 1 – rupture qui constituera, du reste, le prélude à une longue amitié qui ne prendra fin qu’à la mort du poète, en 1963 – les deux Jean tournent encore trois films (et autant de réussites) ensemble : L’Aigle à deux têtes (1947), que Marais a auparavant créé à la la scène, la version cinématographique des Parents terribles (1948) et celle d’Orphée (1949). À partir des années 50, la carrière cinématographique de Marais se fait plus conventionnelle. Certes, Guitry lui confie successivement les rôles de Louis XV et de François Ier dans deux de ses fresques historiques, certes Renoir l’engage pour jouer le (faux) général Boulanger d’Elena et les hommes (1955), certes Visconti l’intègre avec bonheur à la distribution de Nuits blanches (1957), mais dès cette époque, c’est sur les planches que sa jeune maturité trouve son expression la plus aboutie en même temps que se confirme son talent de metteur en scène (La Machine infernale 2, Pygmalion). La quarantaine largement entamée, l’acteur, se rappelant sans doute qu’il a jadis refusé d’être doublé pour les cascades prévues par les scenarii de L’Aigle à deux têtes et de Ruy Blas, se spécialise à l’écran dans des rôles de plus en plus physiques, qui n’ajouteront rien à sa gloire, mais lui permettront de connaître, entre films de cape et d’épée (La Tour, prends garde !, Le Bossu, Le Capitan, Le Capitaine Fracasse, Le Miracle des loups) et comédies policières (les deux Stanislas, les trois Fantômas) un authentique regain de popularité auprès du public. En 1970, il s’éloigne des studios définitivement pense-t-il alors, après avoir magistralement tenu le rôle du " Roi bleu " épris de la princesse sa fille, dans l’adaptation par Jacques Demy du Peau d’Âne de Charles Perrault, adaptation qui voir l’acteur citer dans le texte, et avec quelle gourmandise (!), Apollinaire et Cocteau. Quinze années (essentiellement consacrées à la scène et aux arts plastiques) plus tard, c’est sous la direction du même Demy qu’il effectue un retour cinématographique remarqué : dans la nouvelle transposition à l’écran du mythe d’Orphée que constitue Parking, ayant largement dépassé l’âge du musicien-poète, c’est naturellement au maître des Enfers, Hadès, qu’il prête ses traits de vieux lion majestueux. C’est cette image de patriarche que l’on retrouve tout au long de ses derniers films, jusqu’au très surfait Stealing Beauty (Bernardo Bertolucci, 1995), qu’il sauve de sa seule présence. Trois ans et quelques nouvelles incursions scéniques plus tard, précédant de quelques jours à peine dans l’au-delà sa grande amie Edwige Feuillère, Marais, âgé de 85 ans, rejoint définitivement Cocteau de l’autre côté du miroir. À l’occasion de sa disparition, survenue à Cannes (Alpes-Maritimes) le 8 novembre 1998, la presse, après avoir plusieurs décennies durant montré du doigt ses insuffisances dramatiques et vocales, devait saluer quasi unanimement la mémoire d’un grand professionnel du théâtre et de l’écran, authentique monstre sacré prêt à tous les challenges artistiques, et dont le seul tort fut, sans doute, d’avoir eu trente ou quarante ans d’avance sur une époque qui ne lui en demandait pas tant. ADL

1. Cocteau refera rapidement sa vie avec le jeune comédien Édouard Dermithe, lui-même disparu à l’aube des années 90, tandis que Marais sera durant près de dix ans le compagnon du danseur, chorégraphe et comédien occasionnel George Reich.
2. Récusé par Jouvet, qui lui avait préféré Jean-Pierre Aumont, Jean Marais avait dû renoncer à créer, en avril 1934, le rôle d’Œdipe, dans la pièce de Cocteau.

© Armel de Lorme